quand la désobéissance civile s’installe en Iran
Six mois après la mort de Mahsa Amini et la vague de protestations anti pouvoir, la contestation est devenue sporadique en Iran. La désobéissance civile est le levier désormais utilisé par les Iraniens au risque d’être inquiétés.
Les braises du mouvement de contestation en Iran sont loin d’être éteintes. « Dans la situation actuelle, tout incident peut justifier de nouvelles protestations », note le sociologue Abbas Abdi, interrogé le 13 mars par l’AFP à Téhéran, près de six mois après la mort de Mahsa Aminidécédée le 16 septembre 2022, après son interpellation par la police des mœurs pour un « voile mal porté ».
Les nouvelles dernières salles d’Iran lui donnent une raison. De petits groupes d’Iraniens n’ont pas hésité, mardi 14 mars, à détourner les célébrations nocturnes de la fête du feu persane, le « Chaharshanbeh suri », qui donne traditionnellement lieu à des regroupements de joie dans les rues à l’approche du nouvel an iranien. Sur plusieurs vidéos immortalisant l’évènement à Téhéran et à Rasht (Nord), la foule clame « Liberté », ou encore « Mort au dictateur ». « Nous n’attendons qu’une étincelle », commente encore l’auteur de l’une de ces vidéos, dans un autre quartier de Téhéran.
Pourtant, depuis le mois de janvier, les manifestations sont devenues sporadiques, à l’exception de la ville de Zahedan, dans le Balouchistan (Sud-Est), où tous les vendredis donnent lieu à de grands rassemblements durement réprimés. La contestation civile se poursuit désormais sous la forme d’une multitude d’actes de désobéissance.
Des prisonnières libérées refusent toujours de porter le voile
Parmi ces gestes marquants, il y a quelques jours, une jeune femme a pris le risque de se hisser au sommet d’un panneau publicitaire sur une autoroute iranienne pour y accrocher une imposante banderole appelant à de nouvelles manifestations. La scène, filmée, a été diffusée sur les réseaux sociaux pour donner du courage à d’autres.
Une autre vidéo a été largement partagée ces dernières semaines. Une ingénieure iranienne, Zainab Kazempour, a été invitée le 17 février à prononcer un discours dans le cadre du congrès de l’Organisation d’ingénierie de construction de Téhéran. Devant un amphithéâtre comble, l’Iranienne révoltée quitte la scène en jetant son foulard à terre. La raison ? Sa candidature au conseil d’administration de l’organisme iranien a été rejetée à cause de ses positions progressistes sur le voile, qu’elle refuse de porter sous la contrainte. Un geste fort qui a valu à Zainab Kazem pour être poursuivie en justice pour « insulte » au voile musulman.
Des hommes refusent sa candidature au conseil d’administration de l’Organisation des Ingénieurs de Téhéran parce qu’elle est contre le voile obligatoire.
Sa réaction : elle jette son voile devant eux et quitte la scène ! Ces femmes sont incroyables. #L’Iran #MahsaAmini pic.twitter.com/lEMB0T14k3
— Farid Vahid (@FaridVahiid) 17 février 2023
Il y a aussi ces vidéos de prisonnières politiques à Téhéran, qui à peine libérées, cheveux aux vents, chantent – ce qui est interdit pour une femme seule en Iran – ou entonnent des slogans. Elle rend hommage à leurs codétenues, réaffirme leur opposition au régime, scandent que le « pouvoir oppressif doit être détruit ! », ou encore reprennent le célèbre slogan « Femme, vie, liberté ! ».
Le cri de « femme, vie, liberté », quelques instants après leur libération !Yasamin Ariani et sa mère étaient emprisonnées ces quatre dernières années pour avoir milité contre le voile obligatoire. Elle ont été libérées aujourd’hui. La lutte continue. #L’Iran #MahsaAmini pic.twitter.com/hbzvxSgzPH
— Farid Vahid (@FaridVahiid) 15 février 2023
>> À lire : Derrière les barreaux de la prison d’Evin, le courage des détenues iraniennes
Depuis février, les autorités ont libéré 22 600 détenus dont les arrestations étaient « liées aux émeutes », a indiqué le 13 mars le chef de l’autorité judiciaire, Gholamhossein Mohseni Ejei. Une amnistie savamment orchestrée, souligne cependant Clément Therme, chercheur associé à l’Institut international d’études iraniennes et enseignant à l’université Paul-Valéry de Montpellier. « Dans son récit officiel, le régime iranien veut montrer qu’il est dans ‘une phase de réconciliation' ».
Des défenseurs iraniens des droits de l’Homme ont eux aussi qualifié cette grâce de « coup médiatique ». Plusieurs activistes célèbres sont toujours emprisonnées, dont la militante des droits humains Narges Mohammadi, les défenseures de l’environnement Sepideh Kashani et Niloufar Bayani – condamnées en 2020 à dix ans de détention pour « espionnage » –, ou encore la militante germano-iranienne pour les droits humains Nahid Taghavi.
Des aveux forcés pour avoir dansé
Quant aux arrestations et aux condamnations, elles n’ont pas cessé pour autant. Et les gestes de désobéissance civile ne sont pas moins risqués que celui de manifester. Un couple a ainsi été condamné à 10 ans et demi d’emprisonnementfin janvier, pour avoir dansé main dans la main sur la très symbolique « place de la Liberté » à Téhéran, dans une vidéo largement partagée sur les réseaux sociaux.
Le 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, un groupe de jeunes filles a filmé une chorégraphie au pied des immeubles du quartier d’Ekbatan à Téhéran. Vêtues de crop tops, elles dansent sur « Calm Down », un tube afrobeat langoureux et sensuel du chanteur nigérian Rema et de Selena Gomez. La police a entrepris une chasse à l’homme pour les retrouver et a fini par les arrêter. Après deux jours de détention, une vidéo a émergé sur les réseaux sociaux, le 14 mars, montrant les quatre copines, têtes voilées, s’avançant chacune à leur tour pour exprimer leurs regrets.
Entre-temps, leur vidéo devenue virale sur Tiktok a inspiré d’autres femmes, qui se sont saisies du symbole. À Ispahan et à Chiraz, des Iraniennes ont repris la danse et se sont filmées en soutien.
À l’occasion du #8mars, de jeunes femmes non voilées publient cette vidéo où elles dansent depuis le quartier d’Ekteban à Téhéran. Malgré la répression, les Iraniennes continuent de défier la dictature ! #L’Iran #MahsaAmini pic.twitter.com/GS1ftNXUUL
— Farid Vahid (@FaridVahiid) 9 mars 2023
« Remettre en place le ‘mur de la peur' »
« Le régime essaie d’imposer l’idée que ces actes sont diligentés depuis l’étranger, alors qu’ils s’inscrivent dans un rejet du mode de vie imposé par la République islamique. En réalité, les autorités ont peur de perdre le contrôle sur la population », analyse Clément Therme. « Tout le travail du régime est de remettre en place le ‘mur de la peur’ qui est tombé depuis quelques mois ».
Preuve en est, il n’est plus rare dans les rues de Téhéran ou d’autres grandes villes d’observer la présence de plus en plus de femmes ne portant pas le voile, comme le rapporte le politologue Ahmad Zeidabadi, interrogé par l’ AFP.
Mais pour réprimer, explique le chercheur, l’État iranien dispose d’un « appareil structuré qui tient bon pour l’instant, étant donné qu’on n’observe aucune scission chez les Gardiens de la révolutions ». Cette force de coercition « ne laisse pas l’espace de s’exprimer en manifestant dans la rue », poursuit le spécialiste de l’Iran.
Force est de constater que le bilan humain est lourd, ce qui a pu dissuader les manifestants à reprendre le chemin de la rue : quatre exécutions, des dizaines de condamnations à mort, des tortures – dont des violes dans les prisons et au moins 530 personnes tuées dans les protestations depuis six mois, selon diverses ONG, dont Human Rights Iran. « Pour l’instant le régime a remporté une victoire sécuritaire certes, mais pas une victoire politique », relève Clément Therme.
« La confiance avec la population est rompue, elle ne croit plus la propagande de l’État », ajoute-t-il. En atteste la forte émotion provoquée par l’affaire de la mystérieuse intoxication d’élèves dans des centaines d’écoles de jeunes filles au cours des trois derniers mois. Un drame que les parents d’élèves ont largement imputé aux autorités, malgré l’arrestation par les services de l’État de personnes suspectées d’être à l’origine de ces attaques toxiques, dont certaines « impliquées dans les récentes émeutes » d’après un communiqué du ministère de l’Intérieur.